Qu’il me soit permis de souhaiter une bonne et heureuse année 2013 à tous les lecteurs de ce blog, les plus anciens comme les nouveaux, beaucoup plus nombreux depuis que journal Le Monde a publié un portrait qui m’est consacré. Je ne sais pas si je suis un «as des réseaux» mais je revendique volontiers l’aspect artisanal de ma démarche et, comme aime à le signaler David Larousserie dans son article, tout dans mon blog fleure bon l’Atelier renaissant où se mêlent l’informatique, le design, l’infovis ou la théorie des réseaux, comme autrefois la peinture, la maçonnerie, la marqueterie ou la sculpture.
Cependant, cette diversité ne doit pas faire oublier les objectifs que je poursuis: concevoir des boussoles cartographiques pour observer, analyser ou intervenir dans des masses d’informations qui, pour la plupart, sommeillent çà et là dans les intranets, les bases de données ou sur nos bureaux. La cartographie de l’information est donc une façon, parmi d’autres, de valoriser des patrimoines informationnels. Et je dis bien patrimoine au sens le plus littéral: l’expérience montre qu’il existe dans les organisations une foule de «sets de données», qualifiées par des acteurs qui ont su accumuler les descripteurs, augmenter régulièrement au cours du temps le nombre de colonnes de leurs fichiers Excel plutôt que le nombre de lignes, raffiner les modes d’interrogation de leurs données et donc multiplier leurs dimensions. Donc, un patrimoine préservé et constitué au cours du temps, par retouches ou strates successives.
Et il apparaît rapidement qu’un projet de cartographie trouve d’autant plus de pertinence et de pérennité dans une organisation qu’il s’appuie sur ce lent travail de distillation de l’information produit par le veilleur, le chargé d’études, le documentaliste, l’ingénieur, le journaliste, le chercheur, l’observateur ou tous ceux dont une partie du métier consiste à «traiter de l’information». Et c’est un leitmotiv de l’Atelier de Cartographie que de rappeler que, technologiquement, le succès de certaines innovations du monde actuel de l’information en réseaux (par exemple dans le domaine du traitement automatique des données) repose d’abord et avant tout sur l’exploitation préalable de savoirs-faire locaux et très qualifiés humainement. Je rajoute volontiers, comme à chaque occasion, que la cartographie de l’information, non plus techniquement mais socialement parlant, rend hommage à tous ces acteurs (souvent obscurs) qui contribuent chaque jour à filtrer et à enrichir des données enfin transformées en «information», voire en «connaissances».
Des boussoles et des territoires. Si l’article du Monde résume brièvement une histoire personnelle, il ne faut pas oublier qu’elle est d’abord et avant tout collective (de Linkfluence à Gephi ou de Sigmajs à Lexmex…et l’Atelier Iceberg comme horizon actuel) et qu’elle est basée sur l’exploitation de certains pouvoirs de la cartographie d’informations. Le premier d’entre eux, la spatialisation des données (dans une perspective d’investigation scientifique) ou la visualisation de l’information (dans une perspective de communication publique), joue un rôle capital dans les pratiques et les méthodes de l’Atelier de Cartographie. Inscrire des données et leurs différentes dimensions dans un espace (alors que jusque-là on ne pouvait que seulement les balayer dans l’espace de leur table), c’est aussi pouvoir les représenter et les manipuler sous des angles nouveaux, éveiller l’esprit d’arpentage logique en traduisant des métriques statistiques en formes perçues, les observer ainsi mises à distance, comme de «plus haut» surtout lorsqu’il s’agit de grands sets. Certains, peut-être débordés par les innovations technologiques actuelles, y voient une forme de «tromperie», de méthodes de projection non-interrogée, inconsciente de ses effets, insistant tantôt sur la relativité des outils, tantôt sur les méthodes de traitement des données (sans oublier les rares pour qui tout cela relève du champ appauvri de «l’image» au regard de la puissance analytique des mots). Outre le fait qu’une cartographie est toujours articulée à un set de données (et le temps réel est un objectif en termes techniques), il faut rappeler que les méthodes sont ouvertes, accessibles ainsi qu’une partie des outils, sans oublier les formations auxquelles chacun peut participer. Le post précédant sur le data journalism et le travail pertinent réalisé par des journalistes suisses le démontre manifestement. L’autre pouvoir, moins visible en dehors du cercle des métiers de l’information, me semble tout aussi central: la cartographie est source d’enrichissement des données puisque les croiser c’est immanquablement créer une nouvelle «couche» de méta-données, alors exploitables pour créer de nouveaux indicateurs, de nouvelles boussoles qui viendront peut-être soutenir une décision, une orientation, une évaluation, une stratégie. Cet aspect me semble d’autant plus important que l’on pratique la cartographie d’information à partir de graphes relationnels, une technique commode pour croiser différentes dimensions d’une information numérique. Sans oublier, pour finir, que plus elle circule sur les réseaux, plus se multiplient les occasions de l’enrichir. Ce blog est là pour en préciser bien des aspects, du moins telle que mon expérience me permet de les apercevoir.
Mais le plus important des pouvoirs de la cartographie d’informations provient indéniablement de sa capacité à produire, ou faire naître, des territoires numériques. La question dépasse de loin celle de la spatialisation des données et des capacités cognitives à percevoir l’espace, ou même celle de la sémiologie graphique telle que Bertin ou Tufte l’ont abordée. Je sais, par expérience, que l’expression peut apparaître abusive ou relever, pour certains, de la commodité métaphorique. Mais les faits sont là: le projet cartographique confirme sa pertinence dans une organisation quand les acteurs situent leurs pouvoirs, leurs savoirs, leurs projets ou leurs valeurs «ici» dans la carte au regard d’un «là-bas» qui est déjà celui des «autres», quand à force de montrer du doigt sur un poster un cluster de nœuds, son titre devient rapidement un toponyme, quand les cartes des publications scientifiques s’accumulent pour devenir l’esquisse d’un atlas raisonné des connaissances ou des réseaux de collaboration, tout aussi tangibles (et sensibles) pour les chercheurs que peut l’être l’espace géographique. Je ne sais même pas, d’ailleurs, s’il convient encore de distinguer les deux types d’espace, l’un physique l’autre artificiel, tellement ils sont aujourd’hui imbriqués, ou plutôt hybridés, depuis les applications de géoréférencement sur les réseaux jusqu’aux dispositifs mobiles qui couplent données numériques et espace géographique dans une forme réelle d’expérience, pour l’usager, de réalité augmentée. Dans un projet de cartographie comme Visir dédié aux activités du pôle images et Réseaux, on glisse par exemple sans rupture des cartes (abstraites) de réseaux de connaissances aux réseaux territorialisés de coopération. C’est ce passage de l’une à l’autre dimension des données qui permet aussi de les superposer comme P. Crehange l’a rappelé récemment dans le Journal Des Entreprises à propos de la «méthode Visir»:
Un renouveau de la cartographie? On peut expliquer de bien des manières l’intérêt très actuel pour la cartographie d’information. Par exemple, en invoquant les univers «incertains» ou «complexes» dans lesquels nous vivons aujourd’hui où se fait jour la nécessité de concevoir des «boussoles», ou au moins une batterie d’indicateurs pour s’orienter dans des univers distribués en réseaux, des terrains où règne la concurrence, des champs en développement rapide et continu comme les nouvelles technologies où fourmillent une multitude d’acteurs. Tout cela est vrai mais il me semble, en y regardant de plus près, que la cartographie d’information permet aujourd’hui d’entamer, pan après pan, un dévoilement très pragmatique de tous les types de réseaux qui contribuent à nos univers d’actions en recoupant toutes sortes de données: les réseaux d’affinités sur les plates-formes sociales, les réseaux de coopération industrielle en RetD, les influences intellectuelles en sciences, les réseaux d’accointances pour les marchés publics ou encore, et plus naturellement à priori, les réseaux physiques de distribution de l’information.
Mais il n’y a là rien de nouveau pourrait-on dire: les méthodes, et parfois les outils, existent depuis longtemps et certains aiment à rappeler que la cartographie de l’information trouve ses racines dans la sociologie (Milgram), la scientométrie (Price) ou encore la sémiologie graphique (Bertin), voire Euler pour la théorie des graphes ou, tout simplement, dans l’histoire de la géographie. Certes, mais ce n’est pas l’histoire de la cartographie qui permet d’expliquer son renouveau actuel mais le contexte dans lequel s’inscrit le développement de tels instruments: la cartographie d’informations est devenue un aspect parmi d’autres de la culture des data, elle-même issue en grande partie de l’univers des réseaux et de l’internet. Là réside la véritable rupture: en devenant numérique, elle devient un « objet réseau », connectée ou connectable avec tant d’autres opérations de traitement et d’échange de l’information (parfois en temps réel) qu’elle prend place aujourd’hui dans un data processing largement distribué. C’est l’univers des mash-ups, des A.P.I. et d’un vaste ensemble de «connecteurs» qui la rend pertinente ou utile tant qu’elle est reliée à un masses de données. Je comprends que l’on peut rester admiratif devant les réalisations éphémères, figées mais sans lendemain de l’infovis mais la cartographie (au sens où je l’entends) s’en distingue dans la dialogue qu’elle permet d’entretenir avec des données, qu’elle enrichit en retour.
Les pratiques très artisanales de l’Atelier de Cartographie ne sont pas incompatibles avec cet univers des données numériques et des réseaux. Ce n’en n’est que l’antichambre, un espace préparatoire issu d’un bricolage innovant où le contrôle humain et qualitatif préside (ou inaugure) le développement de procédés automatiques de traitement de données. C’est tout l’intérêt de ces planches préparatoires que produit désormais l’Atelier Iceberg: elles semblent figer un angle de vue sur des données parmi d’autres possibles, embrasser un corpus comme ménager en précision les niveaux du regard comme un «zoom», lier de façon simultané la spatialisation des données et les listes associées des éléments d’un système. En somme, elles contiennent déjà potentiellement toutes les formes utiles d’interactivité comme déjà scénarisées :
Au delà de mon propre périmètre, il me semble que la cartographie d’informations d’aujourd’hui tire une leçon essentielle des univers numériques: les données ne « circulent » pas sur les réseaux de façon « étanche », comme sur des simples vecteurs. La «culture réseaux», en se dotant de sa propre infrastructure d’exploration, de ses propres méthodes ou de ses propres instruments, entame un nouveau terrain d’investigation: les données elles-mêmes, d’où qu’elles proviennent. Si l’on aime à les traiter ou à se les représenter sous formes de listes, de tables, de bases ou d’arborescences, leurs croisements (entre elles ou entre différentes dimensions) révèle souvent de profondes affinités (des «patterns robustes») parfois jusque-là inaperçues ou à peine soupçonnées. A charge, pour moi, de les faire découvrir dans de futurs posts durant l’année 2013.